Genre : Animation
Durée : 80’
Acteurs : Martin Verset, Laetitia Dosch, Benoît Poelvoorde, Michel Vuillermoz...
Synopsis :
A Bornéo, en bordure de la forêt tropicale, Kéria recueille un bébé orang-outang trouvé dans la plantation de palmiers à huile où travaille son père. Au même moment, Selaï, son jeune cousin vient trouver refuge chez eux pour échapper au conflit qui oppose sa famille nomade aux compagnies forestières. La forêt ancestrale est plus que jamais menacée. Ensemble, Kéria, Selaï et le bébé singe baptisé Oshi vont alors braver tous les obstacles pour lutter contre la destruction programmée.
La critique de Julien
"La terre ne nous appartient pas. Nous l’empruntons à nos enfants."
Telles sont les deux phrases en référence au proverbe d’Antoine de Saint-Exupéry que l’on peut découvrir sur fond noir au début du générique de "Sauvages". Et il aura fallu huit longues années afin qu’on ait la chance de découvrir enfin le nouveau film d’animation en stop-motion du cinéaste suisse Claude Barras, après "Ma Vie de Courgette" (2016), lequel était adapté du roman "Autobiographie d’une Courgette" de Gilles Paris (2002). Écrit par Céline Sciamma, son premier film avait notamment remporté le César du meilleur film d’animation et de la meilleure adaptation en 2017, lequel parlait de la situation vécue par un petit garçon devenu orphelin et de sa (re)construction, tout en abordant de riches et profonds thèmes (l’homicide involontaire, le harcèlement, la solitude, la maltraitance, le besoin de se construire une famille, etc.), et cela avec une simplicité à nous en retourner l’estomac, mais sans jamais être démoralisateur, mais au contraire plein d’espoir, et de luminosité. Le revoilà donc avec "Sauvages", un conte familial et écologique se déroulant à Bornéo, à la lisière de la grande forêt tropicale humide Tana Pengurip (littéralement "la forêt vivante"), dans laquelle vit depuis des temps immémorables le peuple autochtone des Penans. Il est alors question d’une jeune demoiselle, Kéria, dont le père travaille dans une plantation de palmiers à huile. Alors qu’ils habitent dans une habitation de fortune construite sur pilotis, et cela face à d’immenses buildings situés de l’autre côté du fleuve, Kéria recueillera un bébé orang-outan venant de perdre sa mère, elle qui aurait elle-même perdu sa mère après un combat contre une panthère nébuleuse. En parallèle, son jeune cousin Selaï viendra trouver refuge chez eux, alors que sa famille Penan - dont leur grand-père respectif - lutte contre les compagnies forestières afin de préserver la forêt ancestrale, plus que jamais menacée. Prenant part à ce combat, Kéria partira aussi à la découverte de ses origines, dans la forêt...
Technique coûteuse et minutieuse, la stop-motion apporte énormément à "Sauvages", dans lequel des marionnettes y prennent donc vie, et cela au travers de la volonté de son metteur en scène de résister aux images de synthèse et de préserver une forme de poésie par l’image artisanale. Claude Barras s’adresse dès lors une nouvelle fois ici aux enfants avec des sujets assez complexes, ce dernier y dénonçant la déforestation intensive et, en conséquence, la disparition des orangs-outans, tout comme de la faune et la flore des forêts primaires, et cela par le biais du combat actuel que mène à Bornéo le peuple Penan pour préserver son identité, son histoire, sa culture, ses traditions et sa spiritualité, face à des politiques néo-libéraux corrompus et des multinationales vénales. Les dangers et les bienfaits de la modernité sont également des pierres à l’édifice de ce charmant et inspiré film d’animation, lesquels viennent frapper à la porte de nos vies, qu’elles soient traditionnelles ou non, tandis qu’il est également question de la quête identitaire de sa jeune et courageuse héroïne.
Sans jamais être manichéen sur la question des agissements de la civilisation humaine et de leurs conséquences, Claude Barras et la coscénariste Catherine Paillé entretiennent d’ailleurs ici une forme de pessimisme mâtiné de mélancolie et d’espoir, lesquels cherchent avant tout à responsabiliser nos comportements, sans nous donner de leçons moralisatrices. C’est là toute la subtilité de "Sauvages", soit d’éveiller les consciences, de nous inciter à agir, mais à réfléchir aussi sur la question des vrais "sauvages" dont il est question dans le titre de cette œuvre. Dans sa visée écologique, le film s’accompagne d’ailleurs d’une campagne d’impact (à retrouver ici), au travers de laquelle le cinéaste espère pouvoir nous inviter à "consommer de façon responsable, plus locale et plus sobre".
Et si Claude Barras parvient à sublimer des messages déjà maintes fois rabattus (et sans doute pas encore assez), ici auprès des plus jeunes, c’est bien par l’usage de la stop-motion, et de ses décors animés. D’une beauté formelle, les décors naturels picturaux et colorés - inspirés par le travail de l’artiste peintre Douanier Rousseau (1844-1910) - que traversent Kéria, Selaï et le jeune orang-outan Oshi nous enchantent, tandis que le film nous offre une expérience sonore hors du commun, Barras ayant travaillé ici avec le concepteur sonore Charles de Ville, lequel est parti durant trois semaines dans la forêt de Bornéo avec ses micros. Le résultat nous donne dès lors à entendre un bruit de fond relatif à la vie à Bornéo à proximité de la forêt. On se retrouve dès lors (un peu trop !) bercé et immergé par la beauté sonore approchant ici le monde de la nature et des vivants avec un réalisme confondant, et nous donnant ainsi à entendre le bruit des oiseaux qui chantent ou, à contrario, celui des arbres tronçonnés. Pourtant documenté par des éléments du réel, le récit mit en scène dans "Sauvages" nous plonge également dans l’onirisme relatif à la nuit et aux traditions spirituelles des Penans (que Claude Barras a rencontrés), eux dont les dialogues en langage Penan ne sont d’ailleurs volontairement pas ici sous-titrés, histoire d’encore plus nous ancrer dans la réalité qui est la leur, mais également la nôtre, et celle de notre planète. Et tandis qu’y résonne aussi le titre "S.O.S. d’un Terrien en Détresse" (Daniel Balavoine, 1978), étant donné le "déni de réalité de l’urgence écologique", Claude Barras conclut son film en posant un regard - taillé dans la pierre - sur l’horizon, et plus précisément sur la nature, sur laquelle il nous appartient de veiller, en commençant par changer nos habitudes, dont de consommation. Or, celle de consommer ce type de film n’a certainement pas de limite, en espérant qu’elle n’ait, un jour, plus de raison d’être...